29/05/2011
Un premier point tournant dans la crise japonaise
Chaque jour apporte de nouvelles révélations sur la gravité de l’accident nucléaire de Fukushima Daichi, sur la politique du mensonge qui a couvert l’activité du lobby nucléocrate, sur l’ampleur des risques imposés à la population par le choix de l’atome, sur le déni de démocratie. L’onde de choc du scandale s’étend dans l’archipel nippon. Dix semaines après la catastrophe du 11 mars 2011, on peut probablement dire que la crise japonaise a atteint un point tournant.
Chaque jour apporte de nouvelles révélations sur la gravité de l’accident nucléaire de Fukushima Daichi, sur la politique du mensonge qui a couvert l’activité du lobby nucléocrate, sur l’ampleur des risques imposés à la population par le choix de l’atome, sur le déni de démocratie. L’onde de choc du scandale s’étend dans l’archipel nippon. Dix semaines après la catastrophe du 11 mars 2011, on peut probablement dire que la crise japonaise a atteint un point tournant.
Dans un premier temps, seules de petites minorités se sont mobilisées contre la politique sociale et énergétique du pouvoir. Soumise à un feu roulant d’appel à l’union sacrée dans l’épreuve nationale, la population est tout d’abord restée traumatisée par la brutalité et la violence du triple désastre : séisme, tsunami et crise nucléaire. Puis le sentiment d’avoir été trompé par des apprentis sorciers s’est répandu, allumant de nombreux foyers de colère citoyenne. Face à la montée des contestations, plutôt que de faire acte de contrition, le patronat a clairement manifesté sa volonté de ne rien lâcher. Des lignes de confrontation prennent forme, les enjeux politiques des mois à venir émergent.
L’heure des aveux forcés
Fukushima : mensonges d’aujourd’hui
Coup sur coup, Tepco, l’opérateur de Fukushima 1, et les autorités japonaises ont dû reconnaître que dès les débuts de la crise, le cœur de trois des six réacteurs de la centrale avait fondu ; que – contrairement aux affirmations antérieures – le séisme avait endommagé les bâtiments et que le tsunami n’était pas seul en cause ; qu’en noyant la matière fissile pour la refroidir, ils avaient créé un nouveau problème majeur : une masse d’eau radioactive qui se répand sur le site et interdit d’y travailler ; qu’ils étaient totalement impréparés à un tel accident… Industrie et administration n’ont même pas été capables de coordonner efficacement leur action face à la catastrophe.
Notons que l’impréparation n’est pas seulement nipponne. Les autorités nucléaires internationales n’ont jamais travaillé le scénario Fukushima : l’accident simultané de quatre réacteurs avec la conjonction d’un séisme et d’un tsunami. Un mythe s’effondre, selon lequel « tout est prévu », « tout restera sous contrôle ». Une vérité s’impose : le corps scientifique (les physiciens), les experts et les médias ont été complices d’un mensonge criminel. Or, tout particulièrement au Japon, pays condamné à subir de violents tremblements de terre, le soutien de la population à l’industrie de l’atome dépend de la confiance envers « l’expertise ». C’est cette confiance qui se brise.
Nucléaire : mensonges d’hier
Signe des temps – bien qu’avec retard et beaucoup de timidité –, la presse japonaise commence à offrir une information plus critique sur la crise nucléaire en cours [1]. Progressivement, le voile se lève aussi sur l’histoire du mensonge nucléaire dans l’Archipel. Une boite de pandore s’entrouvre.
Le déploiement de l’industrie de l’atome s’est partout imposé aux populations sur la foi d’une promesse mensongère : l’accès à une énergie illimitée, bon marché, sans risque, base d’un développement économique et d’un progrès social continus. Cependant, pour la faire accepter au Japon, il a fallu surmonter deux obstacles : le traumatisme d’Hiroshima-Nagasaki et l’inquiétude suscitée par l’instabilité sismique de l’Archipel.
Pour promouvoir, dès les années 50, l’industrie nucléaire, et faire mieux oublier leur culpabilité dans le méga crime de guerre d’Hiroshima et de Nagasaki, les Etats-Unis ont conçu un extraordinaire coup de Com ’ : opposer « l’atome pour la paix » (la paix par le développement), à « l’atome pour la guerre » – c’était escamoter le lien organique qui lie l’un à l’autre, le nucléaire civile produisant ce dont à besoin le nucléaire militaire pour fabriquer la Bombe. Puissance occupante, ils ont obtenu la collaboration active du gouvernement nippon pour faire passer le message, avec un succès certain : des figures de proue du mouvement contre l’arment atomique au Japon se sont fait de fervents défenseurs du nucléaire civile.
Autre mensonge grossier, l’affirmation selon laquelle tout était prévu, tout resterait sous contrôle, alors que le risque nucléaire est créé pour des centaines, des milliers d’années, et plus encore. Il suffit de jeter un œil vers l’histoire passée pour savoir ce que l’histoire à venir nous annonce de catastrophes naturelles, d’accidents industriels, de crises de régime, d’effondrements économiques, de guerres, de révolutions et contrerévolutions. Rares sont pourtant les journalistes en cour et les scientifiques qui ont tourné en dérision cette prétention à garder éternellement sous contrôle la fission (que l’on ne peut arrêter comme on coupe l’électricité) et l’émission de radioactivité (que l’on ne sait pas détruire). Les voix dissidentes, voire seulement inquiètes, ont été rendues inaudibles grâce à la caution apportée à l’entreprise nucléocrate par le corps des physiciens et experts, relayé par les faiseurs d’opinion, qui ont joué un rôle proprement criminel. Des fêlures apparaissent aujourd’hui dans le front académique, alors que la population doute des expertises.
Par-delà ses spécificités, l’histoire du mensonge nucléaire au Japon ressemble beaucoup à ce qui s’est passé dans d’autres pays, en France tout particulièrement.
L’impréparation aux risques et la fin des idées reçues
Un aspect plus surprenant des suites de la catastrophe du 11 mars est que l’impréparation des autorités japonaises ne concerne pas seulement le versant nucléaire de la crise, comme le relève un rapport préparé pour l’ONU et dont le Japan Times [2] a fait état.
La combinaison du séisme, de ses répliques répétées, du tsunami et de l’urgence nucléaire, note le rapport, a provoqué un effondrement simultané, « multisectoriel », des infrastructures – un type d’effondrement généralement associé à des pays moins développés : incapacité à rapidement fournir eau, nourriture et abris aux sinistrés ou à rétablir le fonctionnement des communications et services. Bien que le niveau de préparation de l’Archipel aux tremblements de terre ait certainement sauvé de nombreuses vies, les autorités n’ont pas voulu investir pour se protéger d’événements jugés improbables.
Un chiffre illustre l’ampleur du problème : à la mi-mai note du Yomiuri Shimbun [3], en moyenne seuls 30% de l’aide passant par les canaux officiels avaient atteint leurs destinataires, tant la désorganisation est grande.
L’heure des conflits
Un patronat en ordre de bataille
La crise japonaise ne fait pas exception à la règle : en temps de catastrophe humanitaire, les dominations de classe se renforcent plus qu’elles ne s’effacent au nom de la solidarité. Le patronat a fait savoir qu’il ne remettait pas en cause le choix du nucléaire, qu’il considérait que Tepco et l’industrie de l’atome n’étaient ni coupables ni responsables, que l’indemnisation des victimes devait être financée par l’impôt ou la hausse des tarifs d’électricité – poussant jusqu’à son terme la logique bien capitaliste selon laquelle les gains sont privatisés et les pertes socialisées.
L’économie japonaise est entrée en récession et, pour la première fois depuis 1980, au mois d’avril, la balance commerciale était déficitaire. Le patronat argue de la crise pour en appeler à la baisse des aides sociales, à la hausse des impôts et des taxes supportés par la population, à la réduction des protections contre les licenciements…
Le patronat mène de front son offensive sur la question nucléaire et sur les droits sociaux. Les résistances doivent elles aussi lier l’une à l’autre.
La montée des résistances
En matière nucléaire, la perte de confiance envers les « experts » aidant, l’opinion publique a basculé. La population a été particulièrement choquée par le cynisme du pouvoir qui a augmenté les taux légaux d’irradiation ; et ce, non seulement pour le personnel intervenant dans la centrale de Fukushima 1, mais aussi pour les écoliers de la région. « Le gouvernement peut-il garantir la santé de nos enfants ? » demandent les parents [4].
Comme en France, l’industrie de l’atome au Japon utilise l’arme financière, le chantage financier, pour faire taire les oppositions, arrosant de taxes et de subventions les communes où sont implantées les centrales. Le gouvernement n’en a pas moins dû s’engager à fermer temporairement des réacteurs à Hamaoka, une installation particulièrement mal préparée à un tsunami. D’autres scandales sont mis au jour, comme celui du surgénérateur de Monju, dans la baie de Tsuruga. Il est situé sur une faille sismique très active et avait été fermé en 1995 à la suite d’une grave fuite de sodium. Remis en route en mai 2010, il a connu un nouvel accident trois mois plus tard : une partie du couvercle est tombée dans la cuve du réacteur. Depuis, aucune solution n’a été trouvée et l’un des responsables du site s’est suicidé, laissant un testament dont le contenu est gardé secret.
Aujourd’hui, le mouvement antinucléaire a pris son essor. Après des manifestations parfois importantes (17.500 à Tokyo en deux lieux), il a lancé un appel pour passer de l’action locale à l’action nationale et internationale, pour que le 11 juin soit une journée mondiale de mobilisation avec pour objectif symbolique le million de manifestant.e.s [5].
Ce passage des résistances locales au national reste à faire sur le terrain social. Des initiatives sont prises en défense des travailleurs du nucléaire, soumis au risque radioactif. Des villageois entrent en dissidence. Des réfugiés dénoncent la condition qui leur est faite. Des syndicalistes radicaux engagent le combat en défense des droits sociaux. Mais il n’y a pas, pour l’heure, d’appel à même de faire converger ces luttes.
Le lien, et c’est très positif, est cependant fait par les militant.e.s radicaux entre le combat social et le combat antinucléaire [6]. Certaines des initiatives « novatrices », comme le sit-in devant le siège de Tepco, ont été initiées par des syndicalistes [7]. En témoigne aussi la venue en France, à l’occasion du G8, de Shinpei Marakami et Toshihide Kameda, paysans bio, membre de Nômiren (organisation japonaise de Via Campesina), dont les terres sont aujourd’hui incultivables ; ainsi que la venue de Kiichi Takahashi [8], membre d’Attac Japon et de la fédération des télécommunications affiliée à la coordination syndicale Zenrokyo (NTUC, le Conseil national des syndicats [9]), liée en France à Sud PTT, appelant à sortir du nucléaire.
Echéances politiques
Nombre de militant.e.s chevronnés – politiques, associatifs et syndicaux – sont partie prenante des mobilisations antinucléaires en cours. Mais ces dernières sont largement le fait de jeunes sans engagements antérieurs, utilisant les réseaux sociaux comme mode de mise en relation. Elles intègrent aussi aujourd’hui des parents inquiets pour l’avenir de leurs enfants.
L’entrée en action de milieux sans traditions politiques donne sa force et sa vitalité au mouvement de résistance émergent. Sans précédent depuis quarante ans dans l’Archipel, elle montre que nous assistons bien à un tournant dans la situation politique du pays.
La crise japonaise n’est pas « sectorielle » ; elle ne concerne pas « que » le nucléaire ou « que » le social. C’est une crise de confiance, une crise démocratique, une crise de légitimité du pouvoir, une crise nationale. Il ne sera pas facile à « ceux d’en haut » de la surmonter. Mais c’est aussi une crise sans alternative préalablement constituée. Il ne sera pas facile à celles et ceux « d’en bas » de donner forme à une véritable alternative politique.
Pour la première fois, certes, des plans de sortie du nucléaire sont élaborés. Mais au cas où l’administration se verrait forcée de reculer sur ce terrain (elle renonce pour l’heure à faire passer la part de l’atome dans la production d’électricité de 30 à 50%), l’industrie proposerait ses propres alternatives, productivistes, choisies pour le profit qu’elles peuvent générer et non pour leur rationalité sociale et écologique. Il ne suffit pas de fermer les centrales existantes, il faut aussi changer de paradigme énergétique – ce qui ne se fera pas sans s’attaquer à la logique économique dominante (capitaliste) et aux pouvoirs établis.
Il faut espérer que la catastrophe de Fukushima ne s’aggrave pas plus encore ; mais même dans l’hypothèse la plus optimiste, la centrale accidentée continuera à émettre très longtemps de la radioactivité. Quant au conflit social, il ne fait que commencer et il accompagnera toute la période de reconstruction post-tsunami. C’est à une solidarité dans la durée qu’il faut nous engager.
L’heure des solidarités
L’internationalisation des enjeux
L’onde de choc de Fukushima se fait sentir bien au-delà de l’archipel nippon. Elle donne un coup de fouet à des mobilisations en cours, comme à Jaitapur, en Inde, contre la construction d’une centrale géante. Dans l’opinion publique, elle conforte le refus du nucléaire là où il était déjà bien ancré, comme en Allemagne, et commence à réduire le soutien dont il bénéficie là où il prédomine, comme en France.
Le contexte politique change à la suite de Fukushima. De plus, du point de vue des industriels, la rentabilité économique des investissements dans l’atome est en cause, vu le coût de nouvelles exigences de sûreté que la catastrophe japonaise, après celle de Tchernobyl, va imposer.
Il est symptomatique que l’allemand Siemens vienne de décider de se retirer de ce secteur, ou que les autorités suisses annoncent la sortie du nucléaire, alors que d’autres gouvernements hésitent sur la marche à suivre.
Pour sa part, le gouvernement français maintient une défense sans nuance du choix nucléaire. Areva, dont la viabilité économique dépend de sa capacité à exporter, fait tout pour préserver ses marchés étrangers (c’est elle qui construit la centrale de Jaitapur), jusqu’à l’indécence la plus criante (rappelez-vous quand Sarkozy s’est précipité au Japon en deuil pour chanter la technologie tricolore de l’atome).
Nous avons en France une double responsabilité. Lutter pour imposer la sortie du nucléaire dans le pays le plus nucléarisé du monde. Nous solidariser avec les combats antinucléaires engagés ailleurs, bien souvent contre les multinationales françaises de l’atome. Une véritable campagne doit être en particulier menée contre Areva – une campagne qui, pour être efficace, doit non seulement s’appuyer sur des plans de sortie rapide du nucléaire [10], mais aussi penser la reconversion de l’emploi afin que les travailleurs de ce secteur – y compris dans la sous-traitance [11] – ne restent pas les otages des directions de leurs entreprises.
A un prix malheureusement excessivement élevé, la catastrophe du 11 mars a ouvert une brèche dans le mur de la nucléocratie. La population japonaise doit faire simultanément face aux conséquences du séisme, du tsunami et du désastre de Fukushima. En cette heure si difficile, elle a besoin de notre solidarité. Manifestons avec elle, en France, le 11 juin prochain !
Pierre Rousset
11:21 | Lien permanent | Commentaires (0)
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